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Suite à des altercations entre Ouïgours et Hans dans la province du Xinjiang, les médias traditionnels ont d’emblée relayé la piste des autorités: menaces de séparatisme et terrorisme. Selon les nouveux médias, ce serait plutôt un mouvement citoyen protestaire qui survient peu après le décès de deux travailleurs Ouïgours dans une usine de Shaoguan (Sud de la Chine). L’accès à Internet dans la province du Xinjiang a été coupé durant six mois après les troubles.

Les « faits », rapportés par la presse internationale

5 juillet 2009, des émeutes éclatent à Urumqi, la capitale de la province du Xinjiang dans le Nord-Est de la Chine. Elles surviennent dans la soirée, après qu’environ 2 000 personnes de l’éthnie ouïgoure (turcophone et musulmane) se soient rassemblées pour manifester contre « l’opression » du gouvernement central à leur égard. Certains manifestants s’en prennent alors violemment aux civils de l’éthnie Han, dont la « colonisation » de la province est encouragée par Pékin à des fins de sinisation du territoire autonome (voir le site de l’Université Laval au Québec).

Selon le sinologue Jean-Luc Domenach, le Xinjiang compterait 10 millions de Hans contre 8 millions d’Ouïgours. Pour sa part, la ville d’Urumqi serait peuplée à 70% de Hans sur plus d’un million et demi d’habitants. Le site Chinatoday.com indique néanmoins que c’est l’une des deux villes chinoises comportant le plus de mosquées et où il est encore possible de croiser des femmes voilées. Toutefois, RFI indique que les imams sont désignés par le gouvernement local, que la prière du vendredi est limitée à une demi-heure, que la pratique religieuse est interdite aux fonctionnaires sous peine de licenciement, que les mosquées sont financées sur des fonds privés et qu’enfin, le croissant islamique est banni du décor.

Les premiers chiffres officiels évoquent le bilan humain des émeutes du 5  juillet à environ 1000 blessés en 156 morts. Le magazine Newsweek du 7 juillet rapporte en outre 261 bus et voitures brûlées, et 203 commerces et 14 maisons incendiés. « La police a arrêté au moins 1’434 personnes depuis dimanche, et 20’000 membres des forces de sécurité patrouillent aujourd’hui dans les rues d’Urumqi », affirme l’hebdomadaire américain.

Le Figaro rapporte que deux jours plus tard, 200 Ouïgours, majoritairement des femmes, ont manifesté pour protester contre l’incarcération de leurs proches. Ils profitaient de la présence de journalistes étrangers sur place, qui avaient été invités par le gouvernement afin qu’ils puissent voir les dégâts causés en ville de leurs propres yeux. Le quotidien français indique en outre que l’après-midi même, « des milliers de Hans » ont investi les rues pour condamner la violence qui leur a été infligée  par les Ouïgours. Les autorités mettent alors en place un couvre-feu dès le soir du 7 juillet et serrent la vis sécuritaire.

1. La presse chinoise reprend la version officielle

Le Newsweek du 7 juillet  propose une analyse intéressante de la nouvelle communication mise en place par le gouvernement chinois, lequel a retenu la leçon des émeutes de Lhassa de mars 2008. La politique d’information préconise désormais une diffusion rapide de la version officielle des événements mais aussi et surtout l’organisation du transport par bus des journalistes étrangers sur place, afin qu’ils puissent visiter le centre-ville dévasté. « Tout d’un coup, les Chinois se mettent à ressembler à des « spin doctors » tout à fait crédibles », ironise le magazine.

Ainsi, Pékin a commencé à contrôler la dissémination de photos et d’informations amateurs sur Internet, tout en ne cessant de fournir la presse et  la télévision d’images et de nouvelles. Dès le 5 juillet au soir, la province de Xinjiang a vu sa connection Internet coupée alors que son réseau de téléphonie mobile ne fonctionnait que par intermittence. Twitter était évidemment également bloqué. La CCTV (télévision gouvernementale) n’a montré les premières images des émeutes que douze heures après que l’info ait été lancée sur Internet en insistant sur la violence des manifestants. Elle n’a pas parlé des charges opérées par les forces de l’ordre pourtant visibles sur des vidéos hébergées par YouTube.

L’information gouvernementale chinoise, version 2.0

On peut facilement discerner plusieurs caractétistiques de la stratégie de communication mise en place par le pouvoir central afin de ne pas répéter les erreurs commises à Lhassa.

  1. Les médias officiels dépeignent les émeutiers comme des voyous, plutôt que des citoyens portant des revendications politiques.
  2. Ils accusent un groupe d’Ouïgours exilés (le Conseil Mondial des Ouïgours) d’inciter la population aux émeutes et d’accentuer les violences interethniques. Et ce, sans mentionner clairement si les morts recensés étaient des civils agressés par les manifestants, ou des manifestants réprimés par la police. Les médias s’en sont particulièrement pris à la femme d’affaire ouïgoure en exil à Washington D.C. Rebiya Kadeer, tout comme ils avaient fustigé l’hypocrite pacifisme du Dalaï-Lama en 2008.
  3. Les médias locaux, à la différence des nationaux, tentent de calmer le jeu en déclarant que le revendications ouïgoures ont été entendues. Ainsi, le gouverneur du Xinjiang a déclaré à une chaîne de télévision en langue ouïgoure que « d’énergiques efforts » seraient entrepris pour enquêter sur les meurtres du Guangdong.
  4. Enfin, le gouvernement invite la presse étrangère et lui fournit du matériel informatif pour se prémunir de toute critique d’atteinte à la liberté d’information.

Voyons maintenant en substance comment l’agence de presse Xinhua (Chine Nouvelle) a couvert l’événement, sachant que la presse traditionnelle mais aussi les sites d’information ont tous utilisé cette source pour couvrir l’événement.  Selon BBC, la plupart de ces sites avaient fermé les commentaires afin de prévenir la prolifération de posts critiques par rapport à la lacune d’information sur les émeutes.

Chronologie de la couverture des émeutes par l’agence de presse pro-gouvernementale

  • Le 8 juillet, Xinhua  parle d' »au moins 156 personnes [ayant] été tuées et plus de 1’000 blessées durant des émeutes (…) ». Elle communique en outre que « la police locale a annoncé disposer de preuves indiquant que la séparatiste et dirigeante du Congrès mondial ouïgour, Rebiya Kadeer, a fomenté les émeutes« .
  • Après cette très brève information, il n’y a plus de trace de couverture de l’événement par Xinhua jusqu’au 22 juillet où l’agence annonce l’ouverture d’une exposition de photos sur la violence des émeutes qui sera visible par « les communautés locales, les écoles et les bases militaires ». Le 29 juillet, elle fait état de la « manipulation sur internet par un membre du Congrès mondial ouïgour à l’origine des émeutes d’Urumqi ».
  • Le 3 août, Xinhua aborde les répercussions des émeutes sur l’économie et le tourisme de la région, et publie également une lettre ouverte des enfants et du frère de Rebiya Kadeer, dans laquelle ils se disent « très furieux et honteux de ces émeutes » tout en confirmant la responsabilité de leur mère et d’autres Ouïgours en exil dans les violences du 5 juillet.
  • Le 8 août, reprenant un communiqué de police, Xinhua annonce que « Kurban Khayum, un agent secret du Congrès mondial ouïgour, a été arrêté pour avoir prétendument propagé des rumeurs exagérant le nombre de morts lors de troubles dans une usine de Shaoguan, dans lesquels étaient impliqués des Ouïgours fin juin ».
  • « Les forces du Turkistan oriental ont sévèrement perturbé le développement et les progrès du Xinjiang« , publie-t-elle le 21 septembre en citant un livre blanc diffusé par le Bureau de l’information du Conseil des affaires d’Etat (gouvernement chinois). Ces forces sont accusées de « trompeter le séparatisme et de comploter de nombreux incidents sanglants terroristes et violents, mettant en péril l’unification nationale, la stabilité sociale et l’unité ethnique, perturbant ainsi gravement le développement et les progrès de la région« .
  • Xinhua relaye le 14 janvier 2010 la volonté du gouverneur de la province du Xinjiang de renforcer la sécurité afin d’erradiquer le terrorisme, le séparatisme et l’extrémisme religieux qu’il dénomme « les trois forces du mal ». A cette fin, il promet de « couper les contacts entre les forces hostiles nationales et étrangères et détruire leurs systèmes d’organisation ». Le gouverneur rappelle enfin qu’il faut interdire les groupes religieux d’intervenir dans les affaires gouvernementales.
  • Le 3 février, l’agence annonce que Pékin a accordé 5 000 nouveaux policiers spéciaux pour maintenir la sécurité dans le Xinjiang. La dépêche affirme également que  « le ministre Meng Jianzhu a félicité les policiers ayant contribué au maintien de la sécurité publique depuis les violences du 5 juillet 2009, durant lesquelles 197 personnes ont été tuées et plus de 1 700 autres blessées ». A noter qu’en juillet, le bilan officiel s’élevait à une cinquantaine de morts et 700 blessés de moins que ceux confirmés par ces chiffres.
  • Deux jours plus tard, c’est au maire d’Urumqi de s’exprimer à travers Xinhua: « Nous allons continuer à promouvoir l’unité parmi les différents groupes ethniques dans la ville et aider à établir la confiance et le respect parmi les différents milieux sociaux. Nous allons notamment renforcer l’éducation sur l’unité ethnique dans les écoles. » Le bilan des blessés passe cette fois de 1700 à 1600.
  • Dans la dépêche du 4 mars relatant une session parlementaire, le porte parole du parlement Li Zhaoxing revient sur les émeutes du 5 juillet dernier. « Cet incident n’était pas un problème ethnique ou religieux, mais un crime sérieux impliquant attaques, pillages et incendies manipulés par les trois « forces du mal » à l’intérieur et à l’extérieur de la Chine« , a-t-il indiqué.
  • Une brève dépêche annonce que la Chine a condamné 198 personnes impliquées dans 97 affaires liées aux émeutes meurtrières survenues dans le Xinjiang le 7 mars. Le même jour mais dans une autre dépêche, l’agence indique que « la lutte contre le séparatisme demeure difficile, les forces séparatistes n’étant pas prêtes à abandonner et étant susceptibles de « créer plus de problèmes » [citant le gouverneur du Xinjiang], malgré l’échec des émeutes du 5 juillet ».
  • Dans la présentation annuelle du rapport d’activité de la Cour suprême, son président affirme dans l’un des nombreux articles publiés le 11 mars que « les tribunaux chinois ont attaché une importance particulière aux faits et aux preuves lors des procès des émeutes à Lhassa en 2008 et à Urumqi en 2009 » et que « les tribunaux ont traité ces affaires sur le principe de punir seulement une poignée de criminels mais aussi sur celui d’unir, éduquer et gagner la majorité« .
  • « Le président Hu-Jintao a appelé à accorder davantage d’attention aux actes héroïques du policier Shen Zhandong, envoyé à Urumqi trois jours après les émeutes meurtrières du 5 juillet 2009 et qui est mort par surmenage le 30 janvier cette année, jour de son anniversaire », relaye Xinhua dans un communiqué daté du 16 mars.
  • Dernière information en date en rapport avec ces événements, la dépêche du 21 mars  relate que « le service de courrier électronique a repris dans la région autonome ouïgoure du Xinjiang, et les restrictions sur le nombre de SMS qu’une personne peut envoyer ont été levées« . On notera que si la levée des mesures de sécurité relatives à la circulation de l’information fait l’objet d’une dépêche plutôt conséquente,  l’interdiction en soi n’avait jamais été déclarée par l’agence de presse. En voici la substance:
Les communications reprendront graduellement, a déclaré dimanche Hou Hanmin, porte-parole du gouvernement régional du Xinjiang. Le gouvernement du Xinjiang a commencé à contrôler les communications après les émeutes survenues à Urumqi (capitale du Xinjiang) et complotées par les séparatistes via Internet, les SMS et les appels téléphoniques longue distance.
L’accès des résidents du Xinjiang à deux sites Internet, à savoir xinhuanet.com et people.com.cn a été restauré le 28 décembre, et l’accès à deux autres portails Internet, sina.com.cn et sohu.com, a été rouvert le 10 janvier. D’autres services ont repris graduellement, comme les appels internationaux dans certains départements de l’administration, et l’envoi de SMS par les banques, les courtiers en bourse et les départements des prévisions météorologiques.
Après les émeutes du 5 juillet, les connections Internet, les appels internationaux et les messages par téléphone mobile ont été coupés dans certaines régions du Xinjiang, afin de lutter de façon rapide contre les émeutes, et prévenir la réapparition des violences. « Ces mesures de restriction ont joué un rôle important dans le maintien de la stabilisation de la région, mais ont également créé des dérangements pour les résidents. Cependant, les habitants des diverses ethnies du Xinjiang ont compris et totalement soutenu ces mesures« , a fait savoir Yang Maofa, directeur du bureau de la gestion des communications du Xinjiang. L’accès à d’autres sites Internet sera restauré progressivement, a déclaré Hou Hanmin, sans préciser la date.

2. La couverture non-officielle des nouveaux médias

Le journalisme citoyen des nouveaux médias, reprenant la voix des Ouïgours en exil, fait état d’un mouvement citoyen protestataire envers un gouvernement central « oppressif ». Le décès des deux travaileurs migrants Ouïgours dans le Sud du pays semble avoir été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

Le gouvernement central n’a pas complètement tort: un appel au rassemblemant devant les ambassades chinoises du monde entier a été diffusé sur uyghurnews.com le 1er juillet 2009. Et ce, pour protester contre l’assassinat de deux travailleurs qui venaient d’être engagés dans une fabrique de jouets électriques à Shaoguan par « des masses de Hans armés de tuyaux, couteaux et briques » qui se seraient introduits dans les dortoirs ouïgours de l’usine. Mais les émeutes d’Urumqi ne semblent pas pour autant avoir été orchestrées depuis l’étranger, bien qu’elles se soient produites dans la période d’appel au rassemblement. Toutefois, cela a suffi à justifier la censure sur Internet, considéré dès lors comme un outil très facilement maniables par les terroristes et donc contraire à l’intérêt du peuple.

Les médias sociaux Facebook, Flickr, Twitter et YouTube auraient été fermés en Chine dès le 6 juillet, de même que leurs équivalents chinois. Les serveurs et moteurs de recherche chinois maintenus en service ne trouvaient aucun résultat aux recherches qui comportaient « Urumqi » en mot-clé. Selon AFP, des informations sur ces faits ont néanmoins filtré sur Internet, en dépit des efforts du gouvernement pour contrôler les informations. En effet, le potentiel de dissémination de l’information des médias sociaux est considérablement augmenté par la rapidité de transmission des posts sur des sites tels que Twitter, comme l’a également montré la révolution verte en Iran. Malgré la très rapide fermeture d’accès, des bribes d’informations téléchargées immédiatement ont été diffusées dans le monde entier via ces réseaux sociaux.

Dans la plupart des cas, des échos auraient été repostés par des internautes à l’extérieur de Chine afin d’en préserver le contenu. C’est le cas par exemple du site drop.io qui travaillait à rassembler tout le matériel en circulation sur la toile qui émergeait de la province du Xinjiang. Il renvoyait les visiteurs à des vidéos hébergées sur YouTube, de nouveaux posts sur Twitter ou encore des sites de microblogging comme jiwai.de et zuosa.com.  Alors que la télévision gouvernementale – CCTV – n’a montré que des images de casseurs, des vidéos sur YouTube témoignaient en revanche du défilé de manifestants largement pacifiques. AFP avance également que Twitter aurait aidé à la circulation de photos censurées par la Chine entre des internautes du monde entier.

A l’extérieur de la Chine, des informations censurées gagnent en visibilité sur ces nouveaux médias. On peut prendre connaissance de cas de censure flagrante décortiqués par des internautes sur Facebook par exemple, en joignant le groupe au nom explicite Let Professor Ilham Tohti freely speak about Uyghur-Han relations. Cette page explique comment un brillant économiste Ouïgour a été emprisonné pour « séparatisme » suite à la création d’un site internet qui cherchait pourtant à rapprocher les communautés Han et Ouïgour. En fait, le professeur Ilham Tohti a ouvertement critiqué la politique gouvernementale consistant à encourager les Hans à se relocaliser dans le Xinjiang. Car dans ses recherches, il aurait découvert qu’il existe depuis les années 1990 au moins 1,5 millions de chômeurs dans cette province comptant 20 millions d’habitants. Il a donc avancé que ces migrations encouragées par Pékin ne faisaient qu’attiser la haine interethnique, au prix de sa liberté. Quelle que soit la véracité de ces propos, cette page témoigne de l’usage que fait la société civile des nouveaux médias sociaux. Elle comporte même un paragraphe qui glorifie les réseaux communautaires du web, constatant le lien étroit entre les épisodes d’Urumqi et de la révolution verte en Iran:

The Iranian and Chinese/Uyghur societies are at the same junction, and on the same boat. The Iranian Green Revolution and the Chinese Uyghur Civil Rights Movement are the first two Civil Society resistance movements since the beginning of the Twitter Age. Such technological maturity did not exist for the Tibetans in 2008. And it certainly did not exist for the Iranian Khordad movement throughout the early 2000s. These two, are the ONLY two Twitter-Age civil society uprisings in the world so far.  

Cité par la BBC, le professeur de Harvard Jonathan Zittrain, expert en censure et filtrage sur Internet, explique que les défauts du système de filtrage du gouvernement chinois est rudement mis à l’épreuve en période de crise. Mais c’est tout à l’avantage de l’Etat, car sans aucune porosité de l’information, les rumeurs pourraient suggérer des choses encore pire. Les régressions en matière de censure sont dues en partie à  la rapidité de transmission de l’information, mais aussi et surtout à l’usage massif des médias sociaux. La recherche d’information fait désormais partie du quotidien d’un grand nombre de Chinois (même si ce chiffre ne concerne que 12,3% de la population totale), et pas seulement en période de crise. Par conséquent, il est devenu évident que le système de censure traditionnel – qui vise la manipulation de l’opinion – est aujourd’hui partiellement obsolète. Le PCC l’a compris (comme en témoigne sa nouvelle stratégie de communication), laissant à penser qu’au 21e siècle, dans un monde multipolaire, le premier ennemi de l’autoritarisme est bel et bien la cybertechnologie.